Écrit par Marion Rungette

Anthony Attia : “ L’Europe n’a plus le luxe de considérer ses marchés de capitaux comme une tuyauterie à harmoniser, elle doit en faire des leviers de puissance et de souveraineté”

Anthony Attia est Membre du Comité exécutif d’Euronext.

Que vous inspire l’idée qu’il existerait un capitalisme spécifiquement européen ?

Quelles en seraient ses caractéristiques  et les limites selon vous ?

Pour bien s’entendre sur ce dont nous parlons, je voudrais d’abord rappeler avec le médiéviste Jacques Le Goff que le capitalisme est une invention proprement européenne qui remonte au Moyen-Age avec l’invention de l’association financière pour permettre les expéditions commerciales au long court. Avec un brin de malice, la question pourrait être plutôt de déterminer s’il existe réellement des traits du capitalisme qui n’ont pas été inventés en Europe. Ce point de départ vise à souligner la profondeur de la perspective nécessaire aux Européens, lorsque nous examinons nos économies. A cet égard, notre situation historique actuelle est sous-tendue par deux problématiques macro-économiques fondamentales :

D’une part, le besoin d’assurer le bon fonctionnement de l’Eurozone et sa devise, comme monnaie résistante aux chocs et favorisant la croissance ;

D’autre part, la poursuite de la convergence des pays économiquement les moins avancés du continent vers les standards des économies les plus développées.

Ces deux considérations forment la table sur laquelle est posée la logique du rapport de Mario Draghi de 2024.

Il y répond avec une approche essentiellement micro-économique : achever le marché unique pour mieux nous préparer aux besoins d’investissements nécessaires pour assurer la souveraineté européenne et la croissance de nos économies. Tous les continents sont bien sûr confrontés à ces deux risques, mais la particularité européenne tient au fait que notre voie passe nécessairement par cette intégration qu’a souligné magistralement Mario Draghi. Il insiste précisément sur les secteurs présentant des couts fixes élevés et une planification technologique de long terme (semi-conducteur, IA, automobile) ou les secteurs à réseaux (énergie, transport, 5G). Autant de secteurs nécessitant des financements particuliers en termes de taille, de maturité et de risque impossible à prendre en charge par le seul secteur bancaire.

L’approche de ces enjeux est totalement différente aux Etats-Unis et en Chine.

Ces deux pays misent sur des financements abondants publics ou privés et des subventions ou des commandes publiques importantes. En ce qui concerne l’Europe, nous vivons avec une interdiction historique des subventions inscrite dans l’article 107 du traité de Maastricht, qui est fondamentale pour l’harmonisation du marché unique. En outre, un paradoxe silencieux marque une large partie du continent européen qui fonctionne aujourd’hui comme un capitalisme sans capitaux de long terme. La valorisation totale des entreprises cotées dans une économie par rapport au PIB illustre en partie cette absence de liquidité : là où elle représente 213% du PIB américain, elle n’est que de 173% et 128% en Suède et en France et chute nettement pour l’Allemagne, la Pologne, ou la Roumanie avec respectivement 47%, 42% et 20 %, selon les données de la banque mondiale.

Redonner du capital à notre capitalisme conduit à éviter que les entreprises innovantes naissent en Europe, mais grandissent ailleurs.

Les épargnants abondent, mais leur épargne ne circule pas. D’où la statistique effarante du rapport de 2024 d’Enrico Letta montrant qu’un tiers de l’épargne privée européenne – soit plus de 11 000 milliards – se trouve sur des comptes courants. Dans la même veine, Mario Draghi a raison de souligner qu’aujourd’hui parmi les 50 plus grands fournisseurs de technologies par capitalisation, seuls 4 sont Européens et tous ont 50 ans et plus. Tout se passe comme si le moteur du capitalisme européen tournait difficilement, faute de capacités de financement adaptés qualitativement et à l’échelle. La réalité est simple : la liquidité s’est fragmentée, c’est-à-dire que l’épargne reste insuffisamment orientée vers le long-terme et trop cloisonnée localement. Pendant ce temps, la profondeur de marché s’est déplacée ailleurs — à Londres et surtout à New York. Le résultat est connu, chaque nouvelle cotation d’une société européenne aux États-Unis illustre un même risque pour l’économie européenne, nous perdons notre capital non parce qu’il manque, mais parce qu’il s’échappe.

A cet égard, la pertinence du projet politique de l’Union des marchés de capitaux – à présent Union de l’épargne et de l’investissement (SIU) – ne fait que se renforcer.

De manière frappante, il s’agit d’une politique qui a été lancée en 2015, soit un an après l’entrée en bourse d’Euronext. Il s’agit naturellement pour nous d’une politique publique qui nous accompagne et dont nous avons choisi à la fois d’être les bâtisseurs industriels et l’incarnation commerciale. Notre alignement stratégique spontané sur cette politique publique nous a rendu peut-être moins sensibles à la principale faiblesse du SIU, son manque d’incarnation politique et sa difficulté à devenir une idée au-delà d’une série de mesures : une cathédrale de réformes techniques, de règlements et de directives. De même que la Banque centrale européenne a donné un visage à de l’Euro et que l’Union bancaire s’est dotée d’une supervision unique pour assurer la stabilité financière et briser la boucle souverain-bancaire, l’ambition industrielle européenne d’Euronext appelle son pendant institutionnel. La consolidation des marchés de capitaux européens que nous portons appelle un régulateur fédéral capable d’assurer une surveillance cohérente, d’unifier les pratiques et de renforcer la confiance. Soyons clair, cela ne peut être porté que par l’ESMA – European Securities and Markets Authority – dont la gouvernance doit prochainement être renforcée et les pouvoirs complétés, en particulier s’agissant des groupes européens.

L’Europe n’a plus le luxe de considérer ses marchés de capitaux comme une tuyauterie à harmoniser, elle doit en faire des leviers de puissance et de souveraineté.

Initialement, l’Union des marchés de capitaux portait une philosophie du risque, inspirée du modèle américain d’après 2008 — des marchés financiers profonds et liquide, qui ont permis, non pas d’éviter la crise, mais de rebondir plus vite en sortie de crise, dès 2009-10, lorsque les canaux de financements bancaires étaient encore bloqués. Autour de la crise du Covid-19, cette approche, qui avait été en partie rejetée par une partie des pays d’Europe qui venaient précisément de renflouer leurs banques de différentes manières, s’est infléchie vers la diversification des modes de financement de la croissance. L’argumentaire développé par Mario Draghi d’un achèvement du marché unique, y compris dans le domaine de l’épargne et de l’investissement, pour faire face à des besoins de financements incontournables et massifs, marque un nouveau chapitre de cette politique.

Cette vision est particulièrement pertinente, car dans ce grand jeu économique mondial les marchés de capitaux jouent leur rôle dans la construction de la souveraineté européenne.

Canaliser l’épargne européenne vers nos besoins collectifs, plutôt que de la laisser s’évaporer dans les bilans bancaires ou les fonds étrangers, est la raison d’être des infrastructures européennes. Chez Euronext, nous travaillons précisément à concentrer la liquidité européenne au service de la croissance, à simplifier et réduire le coût de la rencontre entre l’épargne et les besoins d’investissement en un lieu et nous assumons de traiter le risque comme un ensemble à tous les niveaux de nos infrastructures. Notre ambition industrielle de modernisation des infrastructures de marché européennes, de performance globale, nous pousse à la fois à une discipline d’excellence dans notre offre de services pour accompagner la croissance de nos clients et maximiser la résilience du système en cas de crise. Cette combativité, d’inspiration profondément entrepreneuriale propre à Euronext, nous a permis en 10 ans d’amener notre entreprise jusqu’au CAC 40 et de multiplier par 10 sa valeur. C’est également cet état d’esprit qui unit nos 8 marchés domestiques et qui nous autorise à croire en un capitalisme européen qui assume le risque, récompense l’innovation et fait circuler son capital là où bat le cœur de son économie.