Écrit par Marion Rungette
Gianmarco Monsellato : « Souveraineté et durabilité seront les maîtres mots de ce nouveau siècle. »
À travers cette fresque historique et ce plaidoyer personnel, il invite à repenser l’aventure entrepreneuriale et le rôle du dirigeant à l’aune des bouleversements de notre époque.
Gianmarco Monsellato est Avocat et ancien Président de Deloitte France & Afrique francophone. Il a dirigé des entreprises de services pendant 16 ans. Il a reçu un prix de l’ONU, en 2013, pour saluer son engagement exceptionnel pour la parité dans le milieu professionnel. Il enseigne à HEC et est l’auteur de nombreux articles sur l’intelligence artificielle, l’économie internationale, la transition écologique et la fiscalité.
Dans L’Odyssée de l’entreprise (Odile Jacob, 2025), il explore le parcours de l’entrepreneur à la manière du retour d’Ulysse : une traversée semée d’embûches dans un monde bouleversé par l’intelligence artificielle, les tensions géopolitiques et le dérèglement climatique. À travers cette fresque historique et ce plaidoyer personnel, il invite à repenser l’aventure entrepreneuriale et le rôle du dirigeant à l’aune des bouleversements de notre époque.
En retraçant l’histoire du capitalisme européen en début d’ouvrage, quelles spécificités en ressortent par rapport aux modèles chinois et américain ?
Le capitalisme, ou plutôt le libéralisme économique qui débouchera sur le capitalisme, est né en Europe, à la Renaissance. Il est le fruit d’une volonté de changer le statut quo de la rente foncière pour développer une économie de la prise de risque. L’objectif des entrepreneurs florentins est de construire une société davantage fondée sur l’égalité des chances, par opposition à Venise, symbole de l’économie de la rente héréditaire qui entame alors son long déclin dû aux bouleversements géopolitiques de l’époque (chute de Constantinople et fermeture des voies de commerce vers l’Orient). Machiavel théorise le besoin d’une économie libérale pour favoriser l’égalité des chances permettant aux plus talentueux, pas nécessairement bien nés, de s’élever dans la société et à la République de pouvoir ainsi bénéficier des meilleurs talents pour la diriger.
Le concept d’entrepreneur sera développé en France par Jean-Baptiste Say, au nom d’une même éthique d’égalité des chances, qui lui attirera les foudres du sérail monarchique. Adam Smith sera l’héritier de cette rupture historique. Si le Monde a oublié qu’entrepreneur est un mot français, le capitalisme européen conserve sa spécificité de s’inscrire dans une histoire longue avec un rapport à la société qui demeure complexe.
Au contraire des Etats-Unis, il demeure mal vu par une partie des élites politiques qui sans s’en rendre compte lui font les mêmes reproches que les aristocrates de l’Ancien Régime : indépendance du pouvoir politique, capacité à modifier son environnement susceptible de modifier les équilibres sociaux. La république américaine est fille du capitalisme ce qui n’est pas le cas des États européens qui gardent dès lors une certaine distance avec le monde économique libéral.
Quant à la Chine, dont l’État s’est constitué après l’essor du capitalisme, elle entend le contrôler pour qu’il serve les intérêts nationaux, fidèle en cela à la philosophie léniniste. Les historiens jugeront sans doute qu’elle a inventé une nouvelle forme de capitalisme : celui d’État, qui ne sera donc plus libéral. Le capitalisme européen demeure donc original car originel, et il demeure attaché à la liberté.
Quand vous évoquez un “capitalisme européen” et la place particulière des entreprises européennes dans l’économie mondiale, à quelles valeurs, pratiques faites-vous référence ?
Capitalisme et humanisme se développent en même temps, à la Renaissance. Ce n’est évidemment pas un hasard. L’humanisme se conçoit comme une volonté de construire un avenir désirable pour tous les humains nourris par une ambition d’éducation, source d’émancipation. Le capitalisme en est l’expression économique, celle qui le rend possible. Sans création de richesse pas de développement social, et donc pas d’avenir désirable pour une grande partie des humains. La Renaissance pose la nécessité de la création de richesses par la prise de risque plutôt que par l’héritage, qui n’en crée pas mais se contente de les gérer. Augmenter le stock de richesses permet de redistribuer, de limiter les privilèges. Le développement se conçoit alors en harmonie avec une ambition sociale.
Il en va de même pour notre époque. Le développement économique doit contribuer à un avenir désirable donc créateur de valeur sociale et écologique. Le capitalisme européen est à l’origine sociale, et il le reste à l’heure actuel. C’est son identité par rapport aux autres régions. Aux États-Unis, l’École de Chicago a pris un chemin différent, d’ailleurs souvent mal compris en Europe. Milton Friedman n’a jamais écrit que le capitalisme ne devait pas se soucier du bien-être social. Au contraire, il est convaincu que les deux sont liés. Simplement, il considère que l’entreprise doit rester neutre sur ce plan et que ce sont ses actionnaires qui doivent assurer leur rôle social.
L’histoire de l’Europe, et l’importance du capitalisme familial, font que les entreprises assument aussi un rôle social, ce qui correspond à une attente croissante de ces parties prenantes. Ce lien entre économie et humanisme est ce qui définit le mieux le capitalisme européen.
Quelles actions concrètes les entreprises européennes peuvent-elles engager pour renforcer leur souveraineté économique en alliant durabilité et utilisation raisonnée de l’IA? Avez-vous des exemples inspirants ?
Nous sommes pleinement entrés au XXIe siècle, dans un autre millénaire. Pourtant, nous raisonnons encore trop souvent avec des modèles du XXe siècle. L’ère de la globalisation heureuse, de l’entreprise apolitique est révolue et ne reviendra pas. Souveraineté et durabilité seront les maîtres-mots de ce nouveau siècle, mots contradictoires car les enjeux de la durabilité ne connaissent pas les frontières. Pourtant, ces dernières ne cessent de se renforcer. Les Etats-Unis et la Chine ont déjà opté pour des choix structurants en ce domaine et indéniablement, l’Europe est à la traine. Il ne s’agit pas de les copier mais de construire un nouveau modèle de développement européen qui soit à la hauteur des enjeux.
La vaste majorité des entreprises s’est néanmoins emparée de ce sujet, en analysant les cas d’usages de l’IA pour leur modèle économique, ce qui suppose d’avoir déjà déployé une stratégie cloud, sujet sur lequel nous accusons un retard certain. Bien sûr, pratiquement tous les prestataires de cloud sont extra-européens. Mais la souveraineté ne sera pas tant dans les couches basses d’infrastructure que dans leurs usages et la gouvernance des données qui en découlent. La souveraineté ce n’est pas attendre que des concurrents européens au GAFA existent, c’est agir maintenant dans le monde réel. Et les solutions existent, souvent imparfaites, mais l’économie est la gestion du possible pas la recherche d’absolu. Sur le plan de la durabilité, l’Europe est en capacité de montrer la voie. Les entreprises en sont, pour la plupart, convaincues. Le régulateur a égalisé la concurrence avec la directive CSRD, permettant aux entreprises européennes de se battre à armes égales avec leurs concurrentes sur le marché européen. Le credo économique européen doit être que tout développement véritable ne peut être que durable.
C’est ambitieux mais pas plus que le choix qu’on fait les entrepreneurs de la Renaissance.
Vous défendez l’idée d’un humanisme comme réponse aux bouleversements liés à la crise climatique et à l’IA. Comment l’appréhender dans un monde de plus en plus concurrentiel et brutal ?
Humanisme ne veut pas dire naïveté. Les entrepreneurs actuels sont confrontés à trois défis.
Le premier c’est le retour de la guerre partout sur la planète. Après un demi-siècle de croissance du commerce mondial et de baisse de la conflictualité, nous assistons à un mouvement inverse. Même dans les régions en paix, le rapport à l’étranger devient plus hostile.
Le second est la finitude du monde. La nature ne peut plus être considérée comme une constante infinie. Toute entreprise, tout projet entrepreneurial vise à réussir dans la durée, à avoir une histoire. Ce qui suppose que son développement ne se fasse pas au détriment des équilibres environnementaux, faute de quoi l’avenir que nous préparons n’aura rien de désirable, rendant vaine toute ambition économique.
Enfin, le défi de l’IA qui va modifier le rapport au travail mais aussi à la vérité. Une IA ne fera jamais qu’extrapoler à partir du passé, et sera toujours biaisée. La démarche critique, la culture du doute, sera indispensable au dirigeant pour évoluer dans un monde d’algorithmes faussement savants.
Les dirigeants vont devoir apprendre à gérer en 4 dimensions : trouver le juste équilibre entre les intérêts des actionnaires, des clients, des employés et des parties prenantes externes. Pour se faire, à l’instar d’Ulysse, ils pourront se fier à son humanité et à leur volonté d’avoir une empreinte durable dans le monde réel.