Écrit par Marion Rungette
Julien Chaverou : « La relocalisation est devenue un socle inaltérable pour impacter positivement aussi bien l’économie que l’environnement »
Entretien avec Julien Chaverou, président exécutif de CAMIF
Fondée en 1947, CAMIF est une entreprise d’ameublement et de décoration historique française née à Niort (79) sous la forme d’une coopérative pour les instituteurs dans la vente à distance. Reprise en 2009 par Emery Jacquillat, co-fondateur des entreprises à mission, elle prend le virage web et s’engage dans le Made in France jusqu’à abandonner le grand import en 2021. Sa mission, « Changer le monde de l’intérieur » , repose sur 3 piliers fondamentaux : la relocalisation des productions en France et en Europe, le développement de l’éco-conception, et le soutien au développement de l’économie circulaire.
L’attachement à la fabrication française est une valeur revendiquée par Camif. Quels sont les initiatives que l’entreprise encourage pour favoriser l’émergence d’un « monde de l’intérieur, plus résilient et plus pérenne » ?
Pionnière des entreprises à mission, CAMIF a commencé sa démarche dès 2009, avant même la loi Pacte de 2019. En 2021, l’entreprise abandonnait définitivement le grand import pour ne proposer que des produits relocalisés en France, majoritairement, et en Europe. Plus qu’une initiative, c’est une détermination qui anime les équipes. Le sujet prend du temps, demande une gestion très fine, mais c’est devenu un socle inaltérable pour impacter positivement aussi bien l’économie (réinvestir dans nos territoires, donc dans l’emploi) que l’environnement (des circuits plus courts ont un impact CO2 transport évidemment plus limité). Ce sont d’ailleurs des indicateurs que nous affichons à destination des clients pour mettre en avant l’impact positif de leurs choix et de leurs achats.
Cette étape étant acquise, il s’agit de développer désormais l’éco-conception des produits. Une nouvelle charte, éclairée des dernières innovations, et encore plus ambitieuse, est en cours de rédaction pour animer les équipes de l’offre, elles-mêmes mieux formées, dès la fin de l’année 2025. Sur ce sujet aussi, CAMIF souhaite garder une longueur d’avance.
Comment redonner de l’élan au moyen de gamme en France et en Europe ? Par quels leviers ?
« Un manque cruel d’alliances, de coordination d’opérateurs, pour transformer la production et conserver la clé d’une maîtrise des prix pour le client : le volume »
C’est le point sensible et l’enjeu fondamental d’aujourd’hui. Avec la dislocation d’une classe moyenne désormais protéiforme, nous assistons à une tendance de dualisation des marchés entre les premiers prix et le très haut de gamme. Que ce soit en habillement ou en ameublement et décoration, le moyen gamme français et européen souffre, s’étiole et s’appauvrit. Et particulièrement en France où les disparitions de marques et d’enseignes se multiplient.
De mon point de vue, il y a 3 raisons principales à cela : l’erreur courante d’avoir systématiquement voulu « monter en gamme » avec beaucoup de marketing mais trop peu de vraie valeur ajoutée produit (avec une sensation de « la même chose mais plus cher »), un manque de créativité et une standardisation du style pour prendre le moins de risque possible (à l’inverse même de la nature du produit), et surtout, un manque cruel d’alliances, de coordination d’opérateurs, pour transformer la production et conserver la clé d’une maîtrise des prix pour les clients : le volume.
Ce sont ces 3 points que j’identifie. Avec le sentiment d’urgence d’instaurer de vraies filières de production, non réservées au luxe ou au très haut de gamme, pour rendre la relocalisation plus accessible, et donc regagner en volume et en clients.
En quoi les modèles de fabrication de la décoration participent-ils de la responsabilité territoriale des entreprises ?
« Choisir une doctrine d’achat qui va au plus proche et s’étend jusqu’à trouver le bon équilibre de la valeur partagée est une discipline. Celle-ci permet d’évaluer une vraie chaîne de la valeur (…) La « glocalisation » est une échelle qui conviendrait effectivement mieux à l’époque ».
Il suffit de parcourir les routes, d’aller à la rencontre des fabricants pour se rendre compte. Se contenter des salons et des foires, c’est négliger toute la partie humaine et territoriale que les produits portent de manière très concrète. Les structures existent, se modernisent parfois, perpétuent des métiers. Choisir une doctrine d’achat qui va au plus proche et s’étend jusqu’à trouver le bon équilibre de la valeur partagée, en fixant des prix de vente qui élargissent la clientèle (donc le volume nécessaire) est une discipline. Celle-ci permet d’évaluer une vraie chaîne de la valeur : ce qu’on pense créer comme richesse et ce qu’on ignore parfois en détruire. Par exemple, quelle valeur créons-nous en amont par des prix d’achat toujours plus serrés, quand la condition devient une surproduction qui provoquera surstocks, promotions et soldes, sans compter les coûts de stockage ? Le sujet est aussi bien économique qu’environnemental.
Décider la relocalisation ne peut être conjoncturel, parce que c’est intrinsèquement lié à l’organisation et à la stabilité des territoires. C’est un mouvement dans le temps, une échelle moyen terme souvent devenue étrangère au monde du retail. S’il ne faut pas tomber dans l’exception et le micro-format effectivement difficilement gérables, la « glocalisation » est effectivement une échelle qui conviendrait mieux à l’époque.
Comment le moyen de gamme peut-il, lui aussi, participer au rayonnement de la culture française ?
« A force de prôner un rayonnement de « l’exception française », fort est de constater que, sur nos marchés intérieurs, le Made in France est devenu une exception ».
Vous touchez là chez moi une vraie corde sensible ! Admiratif de ce que le luxe français a réussi à faire depuis une quarantaine d’années, je m’interroge cependant de l’absence de toute structuration ou de vision équivalente pour créer des champions français et européens du moyen de gamme dans nos secteurs, là où souvent les Espagnols ou les Portugais ont parfois mieux réussi. Je crois malheureusement que c’est justement très culturel. A force de prôner un rayonnement de « l’exception française », fort est de constater que, sur nos marchés intérieurs, le Made in France est devenue une exception.
Pour illustrer sur ce rayonnement, prenez l’exemple de la restauration. On parle de « gastronomie française », mais de « cuisine italienne ». Dans les faits, quand vous voyagez à travers le monde, dans les endroits parfois les plus inattendus, vous trouvez, à des prix accessibles, un bon restaurant italien. Pour « manger français », il vous faudra très souvent chercher, et casser votre tirelire… Sans caricaturer, je m’interroge quand même sur cette non-ambition française d’aller occuper le terrain du simple, beau/bon et accessible. Et je ne suis pas sûr que ce soit uniquement une question de modèle économique.
À travers ses collections, dont désormais celles de CAMIF Signature par exemple, votre marque dispose d’une large palette de propositions de produits éco-conçus. Quelle est la vision à long terme de l’entreprise dans le développement de la durabilité et de l’éco-conception ?
« Le temps est venu d’arrêter de « combattre » (…) Il nous revient désormais de « convaincre » que la transformation peut être positive et source de plaisir plus que de contraintes ».
La notion d’éco-conception est sans doute la plus vaste et la moins bien définie qui soit à date. Quelques principes généraux certes, assez évidents, mais il appartient encore à chacun de fixer son cadre et ses ambitions. CAMIF s’y est attelée. Et a fait des choix extrêmement clairs : produire moins, plus lentement, à l’économie de matières, des produits destinés à durer dans le temps et réfléchis dès la conception pour la seconde vie ou leur démantèlement.
Les conséquences sont concrètes : réduction du nombre de références, allongement de la durée de vie des collections et aucun renouvellement « systématique » (fin de la course à la nouveauté), réflexion sur la taille nécessaire des produits vs l’utilisation et le besoin de matières premières, une valeur design réestimée à l’aune de l’impact environnemental, la mise en place des Analyses de Cycles de Vie (ACV) sur au moins 90% de nos produits dans les 5 ans … Tout est inscrit dans le marbre : notre feuille de route d’objectifs coconstruite avec notre Comité Mission.
Nous n’avons de leçon à donner à personne. Ces choix sont les nôtres. Cela dit, pour « Changer le Monde de l’Intérieur », je crois que le temps est venu d’arrêter de « combattre », ce qui provoque sans doute trop de débats et de contre-réaction. Il nous revient désormais de « convaincre » que la transformation peut être positive et source de plaisir plus que de contraintes. Qu’il est grand temps, par exemple, de réconcilier le beau et le plus responsable.