Écrit par Marion Rungette
Tribune par Laurence Saquer Debavelaere : Singularité, ou comment le capitalisme peut nous sauver, en se sauvant lui-même
Tribune de Laurence Saquer Debavelaere, communicante et sociologue.
Et si l’urgence climatique révélait non pas la fin du capitalisme mais sa capacité inédite à se transformer ?
« This is not about saving the planet. This is about saving the conditions under which markets, finance, and civilization itself can continue to operate. » Cette phrase, signée Gunther Thallinger en mars 2025[1], membre du directoire d’Allianz Allemagne, n’a de toute évidence rien d’un slogan écologique. Cynique ou brutale, cette nécessité d’atterrissage traduit un basculement de perspective : si l’effondrement de la biodiversité ne parvient toujours pas à alerter véritablement, la vulnérabilité du système capitaliste pourrait quant à elle bien déclencher une prise de conscience d’un genre nouveau.
Une partie prenante qui fut longtemps vue comme une cause du problème devient aujourd’hui une clé de sa résolution : il s’agit des systèmes eux-mêmes. Le dérèglement climatique met en péril non seulement les vivants mais aussi les fondations mêmes de l’économie mondialisée. Des littoraux successivement dévastés deviennent inassurables, des mobilités impossibles par déséquilibre de densité, des chaînes logistiques intenables. Et cette fragilité redonne soudain un sens stratégique à la transition… des modèles d’entreprise. C’est dans cette perspective qu’émerge ce que l’on pourrait désigner comme le troisième temps de la croissance.
Le troisième temps de la croissance
Le printemps a vu se faner quelques standards européens comme la Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD) à travers la loi Omnibus votée en avril 2025 par la Commission Européenne. Certains y voient une défaite… alors qu’il devient possible d’y voir l’une des étapes d’un cheminement toujours en cours. Les standards sont des révélateurs et moins des acteurs du changement. Leur affaiblissement représente donc une opportunité pour les entreprises et leurs dirigeants de livrer une version sincère de leur engagement.
S’ouvre alors le temps d’une croissance située, non plus fondée sur un modèle unique de performance cousue d’indicateurs mais sur les conditions d’existence des organisations.
Ce troisième temps, après le temps de l’expansion et celui de la règlementation, appelle une autre manière de structurer la création de valeur. Non plus par l’adoption d’un modèle capitalistique uniforme, mais par l’exploration d’un schéma de création de valeur adapté par exemple à la circularité des composants des produits et la densité des usages de ces mêmes composants. Il s’agirait aussi de s’appuyer sur la topographie propre à chaque entreprise pour définir son « bassin d’impact » et renforcer sa singularité. Déterminer d’où l’on s’engage en somme.
La singularité, force centrale du sauvetage collectif
C’est là que la communication stratégique entre en jeu, non comme un habillage d’une démarche de développement tous azimuts mais comme un élément essentiel à cette croissance située. Car pour enclencher une transformation, une organisation, publique comme privée, doit pouvoir raconter d’où elle part, ce qu’elle tente, ce qu’elle réussit… ou ce qu’elle rate.
Il ne suffira plus de promouvoir des prototypes de production « responsables », mais d’assumer la complexité d’un récit collectif fait d’ajustements et d’apprentissages. C’est exigeant. Mais cela renforce la cohérence d’une culture interne, la valeur d’une offre commerciale et puis… c’est mobilisateur. Les collaborateurs en sont souvent les premiers vecteurs. Alors, la singularité devient un levier stratégique de durabilité.
L’interdépendance, le système qui sauvera tous les autres
Ce nouveau narratif vise moins l’unanimité que la justesse, laquelle sera incarnée par des dirigeants qui reconnaissent que les conditions d’existence des organisations qu’ils dirigent dépendent d’un tissu vivant qui leur a permis de se développer. Et que cette interdépendance densifiée rend leur inaction périlleuse pour eux-mêmes.
Pour les consommateurs, c’est un critère de choix de consommation ; pour les collaborateurs, un port d’attache auquel on reste fidèle ; pour les marques, un territoire d’expression renforcé ; et pour les leaders, une opportunité de réaffirmer le sens, la solidité et la singularité du modèle inventé.
Alors oui, Monsieur Thallinger, le système qui assure la rentabilité du modèle assurantiel est lui aussi menacé d’effondrement. Et nous y voyons une formidable occasion d’inventer des modèles d’affaires situés et singuliers. Une multitude de modèles uniques.
Car l’enjeu dépasse la seule préservation environnementale : il s’agit de préserver les conditions d’existence de toutes les formes de vie – humaines, non humaines, physiques et morales. Ce défi impose une révision en profondeur du leadership, non plus pour diriger les entreprises dans un monde qui n’est plus (infini) mais tel qu’il est devenu : menaçant pour tous, instable, conscient de ses limites.
Qui, demain, pour l’incarner ?
[1] Post LinkedIn: https://www.linkedin.com/pulse/climate-risk-insurance-future-capitalism-g%C3%BCnther-thallinger-smw5f/?trackingId=RfNt0P%2BAvYV%2F5CmQ9Jpuiw%3D%3D