Écrit par Marion Rungette

Aurélien Colson : « L’entreprise est plus qu’un acteur géopolitique, elle a le pouvoir de soutenir et contrarier nos visions du monde »

Entretien avec Professeur Aurélien Colson, co-directeur académique du ESSEC Institute for Geopolitics & Business.

Aurélien Colson

L’Institut Geopolitics & Business étudie les disruptions géopolitiques des modèles économiques. Il cherche à inventer des modèles d’entreprises et des organisations plus vigilantes, résilientes et compétitives dans un monde plus brutal, incertain et complexe. Il prépare, par tous les outils théoriques et pratiques, la fonction de Chief Geopolitics Officer.

Créé par l’ESSEC Business School, l’Institut s’appuie sur les atouts de cette école pionnière : l’excellence académique de sa faculté de recherche, ses capacités d’innovation pédagogique et son implantation sur trois continents à travers ses campus à Paris-Cergy, mais aussi Singapour et Rabat.

De quelle façon les Européens ont-ils bâti un modèle capitalistique à part
alliant performance et implication pour le bien commun ? En quoi est-ce
un atout compétitif ?

De fait, jamais dans l’histoire et nulle part ailleurs sur la planète aujourd’hui on trouve 450 millions d’êtres humains vivant avec un tel niveau de prospérité, un tel niveau de solidarité (entre classes sociales, entre territoires, entre générations), un tel niveau de droits humains – et en paix. Cette combinaison, unique dans l’histoire de l’humanité, est ce qui distingue l’expérience européenne.

Aux lendemains de la Seconde guerre mondiale, et plus encore avec les étapes successives de l’intégration communautaire, les Européens ont en effet bâti un système distinct : une économie sociale de marché, s’efforçant de concilier performance économique, solidarités sociales et souci du bien commun. Ce modèle repose sur un équilibre entre l’efficacité du marché et l’intervention régulatrice de la puissance publique, avec – plus ou moins selon les pays – une approche coopérative du dialogue social entre employeurs, syndicats et institutions, des filets de sécurité sociale, des politiques de redistribution.

L’Union européenne, notamment à travers ses politiques et les normes qu’elle établit, encourage les entreprises à intégrer des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG). Sa réglementation protège les travailleurs, les consommateurs et l’environnement. Cette approche favorise une croissance durable et renforce la résilience économique. En parallèle, l’importance accordée à l’éducation, à la formation professionnelle et à la recherche permet de maintenir un haut niveau d’innovation et de productivité.

Mais il est clair que nous devons aujourd’hui accomplir de nouvelles étapes dans l’intégration de notre marché pour ne pas décrocher par rapport aux autres grands blocs.

 

Quels sont, d’après vous, les principaux défis auxquels l’Europe doit faire face
pour promouvoir une prospérité positive dans le monde ?

Le premier défi nous est commun à toute l’humanité : la transition écologique. Si elle veut être un moteur mondial du développement durable, l’Europe doit réussir à concilier croissance économique, réduction des émissions de carbone et protection de la biodiversité, tout en garantissant une justice sociale dans cette transition. Et il faut exiger de nos partenaires commerciaux qu’ils contribuent à cet effort.

Le deuxième défi, clairement, est géopolitique. Le retour de la guerre de haute intensité sur notre continent, en raison de l’agression russe en Ukraine, mais aussi les attaques hybrides que nos démocraties subissent chaque jour (cyber-attaques, déstabilisation de processus électoraux, fake news, ruptures de câbles sous-marins, etc.), principalement de la part de la Russie, sont la partie visible d’une sourde compétition entre régimes politiques. Les autocraties cherchent à démontrer qu’elles seraient plus efficaces que les démocraties, qui seraient d’ailleurs trop faibles pour réagir et se défendre.

Dans un monde multipolaire marqué par la montée en puissance de la Chine, l’affirmation de l’Inde et le repli relatif des États-Unis, l’Europe doit donc renforcer sa souveraineté stratégique, notamment dans les domaines de la défense, de l’énergie, de la technologie et des chaînes d’approvisionnement. Sans cela, elle risque d’être dépendante d’acteurs aux intérêts divergents et aux conceptions politiques bien différentes des nôtres.

Troisièmement, l’Europe doit faire face à la révolution numérique. Pour rester compétitive, elle doit accélérer le développement de ses propres géants technologiques, garantir la sécurité des données et défendre un modèle éthique du numérique, centré sur les droits fondamentaux.

 

Dans quelle mesure la géopolitique doit (re)trouver toute sa place dans l’entreprise ?  

Les soubresauts géopolitiques sont depuis 2022 devenus le premier facteur déterminant les décisions des grandes entreprises, selon la US Security and Exchange Commission. Le contexte international influe de plus en plus directement sur les stratégies économiques. La rivalité croissante entre blocs commerciaux, exacerbés par le retour aux affaires d’un président américain qui ne comprend pas le fonctionnement d’une économie globalisée, remet en cause les chaînes d’approvisionnement, les flux d’énergie, les efforts concertés de régulation. Les entreprises ne peuvent plus ignorer les tensions entre grandes puissances, les sanctions économiques, les guerres commerciales, ou encore les conflits armés qui perturbent les marchés et créent des incertitudes majeures.

Les dirigeants doivent désormais intégrer les risques géopolitiques dans leur prise de décision : choisir des fournisseurs, investir dans un pays, sécuriser des matières premières ou respecter les régulations extraterritoriales (comme celles imposées par les États-Unis) implique une lecture fine des rapports de force mondiaux. La guerre en Ukraine, par exemple, a rappelé combien l’indépendance énergétique et la souveraineté industrielle peuvent conditionner la continuité d’activité.

En outre, l’entreprise devient elle-même un acteur géopolitique : à travers ses choix d’implantation, sa politique de données, ses engagements éthiques, elle peut soutenir ou contrarier certaines visions du monde. De plus en plus, les consommateurs attendent d’elle qu’elle prenne position sur les enjeux globaux (droits humains, climat, paix).

Intégrer la géopolitique, c’est donc pour l’entreprise renforcer sa résilience, affiner sa stratégie d’expansion et affirmer sa responsabilité globale. Soyons lucides : comme je le dis souvent, si votre entreprise ne s’intéresse pas à la géopolitique, c’est la géopolitique qui s’intéressera à elle…