Écrit par Marine DEFALT
Mickaël Berrebi : “Il faut rester lucide : les entreprises demeurent dépendantes de l’écosystème mondial”
Entretien avec Mickaël Berrebi, Co-auteur de l’ouvrage "Un monde de violences. Et après ?" (Eyrolles, 2025)
« (…) La troisième mondialisation a dessiné les contours de ce qui est tout sauf un « village global » : un monde privé de mode d’emploi, qui court éteindre un incendie après l’autre sans jamais en voir la fin ». En quoi ce monde de violence est caractérisé par la perte de repères ?
Avant d’être caractérisé par une perte de repère, le monde est avant tout soumis à de profonds déséquilibres que l’on résume dans l’ouvrage à travers six grandes contraintes. La première est le ralentissement des gains de productivité, qui suggère un déclin de la croissance potentielle et nourrit le sentiment d’un futur plus restreint. Ensuite, Il y a évidemment le vieillissement démographique et ses conséquences sur le financement de la protection sociale. A cela s’ajoutent l’explosion des inégalités et le choc de la désindustrialisation, amorcé dans les années 1990, qui ont ébranlé notre tissu économique et industriel. La financiarisation excessive de l’économie, quant à elle, a renforcé l’impression d’un capitalisme déconnecté du réel. Enfin, nous pensons que le monde se dirige vers une raréfaction de l’épargne prête à être investie sur du long terme et dédiée aux projets risqués. Ces six contraintes ne produisent pas seulement des tensions économiques ou sociales, elles désorientent profondément les individus et nos sociétés. C’est ce qui explique que la montée des violences — économiques, commerciales, sociales, voire physiques — s’accompagne d’une véritable crise de sens et de repères collectifs.
Face à la montée des discours populistes dans les pays occidentaux et face à l’absence de perspective des classes moyennes dans le système financier actuel, en quoi les entreprises peuvent-elles jouer un rôle de « stabilité et d’équilibre » dans la crise du ratio revenus/dette subie par les classes moyennes à travers le monde ?
Les entreprises peuvent effectivement apparaître comme des pôles de « stabilité et d’équilibre » aux yeux de la population, notamment face à la fragilisation des classes moyennes et à la montée des discours populistes. Certaines bénéficient aujourd’hui d’une assise financière telle qu’elles se financent parfois à de meilleures conditions que des Etats souverains. Mais leur rôle ne peut pas se limiter à cette résilience macroéconomique : elles contribuent aussi à l’équilibre social par la qualité des emplois qu’elles offrent aux classes moyennes, par leurs politiques de formation et par leur capacité à innover pour préserver le pouvoir d’achat. Pour autant, il faut rester lucide : les entreprises demeurent dépendantes de l’écosystème mondial. Qu’il s’agisse de la guerre commerciale initiée par Donald Trump, de la crise du Covid ou du choc inflationniste de 2022, aucune entreprise, même la plus solide, n’échappe à l’incertitude. C’est pourquoi elles doivent poursuivre leurs efforts d’agilité et d’adaptabilité si elles veulent continuer d’incarner un facteur de stabilité.
Pour faire face aux enjeux socio-économiques futurs, vous expliquez l’importance de financer trois transitions : celle de la démographie, du climat et du numérique. À côté de la difficulté de maintenir un équilibre budgétaire à l’échelle des États, quel rôle les entreprises peuvent jouer pour accompagner les sociétés dans ces transitions ?
Les enjeux de financement liés aux trois grandes transitions – démographique, climatique et numérique – sont immenses, de l’ordre de 150 milliards d’euros d’investissements supplémentaires à mobiliser chaque année. Les entreprises ont ici un rôle central à jouer, à la fois sur le plan social et économique. Sur le plan social, elles peuvent contribuer à redéfinir les parcours professionnels et à stimuler la productivité en offrant un emploi plus épanouissant. Par exemple, pour les seniors, en imaginant un « congé réflexion carrière » qui faciliterait les reconversions et prolongerait l’activité bien au-delà de 60 ans. Sur le plan économique, il s’agit de favoriser un nouveau capitalisme d’investissement. Cela suppose toutefois des incitations fiscales qui encouragent le réinvestissement de long terme dans les entreprises, plutôt que la recherche systématique de rentabilités immédiates. C’est à ce prix que les entreprises pourront être des acteurs décisifs des transitions démographique, climatique et numérique.