Écrit par Marion Rungette

Viviane de Beaufort : “Recouvrer un niveau de compétitivité suffisant pour l’avenir oblige à des choix drastiques.”

Viviane de Beaufort est Professeure chercheur à l'ESSEC sur le droit et l'égalité des genres.

Que vous inspire l’idée qu’il existerait un capitalisme spécifiquement européen ?

 L’Union européenne porte un projet de marché intérieur qui signifie liberté de …mais aussi solidarité

 L’Union européenne a émergé d’une volonté de bâtir une paix durable, de fédérer nos pays et les premiers pas étaient nécessairement économiques, même si le marché unique est un dessein politique. Pour construire celui-ci, il fallait acter des valeurs communes (article 2 du TUÉ) tels que l’Etat de droit[1], mais aussi s’appuyer sur le  respect des règles de concurrence de liberté d’entreprendre, de protection des consommateurs et de solidarité sociale et fixer des objectifs (art 3 du TUE).

C’est bien un concept d’économie sociale de marché auquel ont adhéré les Etats fondateurs, qui figure aujourd’hui dans les traités européens et doit être poursuivi dans un monde confronté à de brutales réalités : réchauffement climatique, vieillissement démographique de l’Union Européenne, immigration mal régulée, menaces sécuritaires, commerce international disloqué, nouvelles technologies disruptives…

 

Vingt cinq ans après l’adoption de la Stratégie de Lisbonne, conçue dans le climat de prospérité économique des années 2000 et qui prévoyait 3% de croissance, le développement du potentiel digital et des moyens de financement dont le développement du capital-risque, notre croissance est deux fois plus faible que celle des US tandis que la Chine rattrape vite avec un PIB à 15% au point que les US ont entamé une stratégie de « containment » à son égard dès 2018 qui s’accentue es temps-ci.

L’Union Européenne sans stratégie énergétique unifiée, dépendante d’un gaz russe à bon marché a vécu sur ses acquis, n’a pas développé de champions digitaux, pas plus que son capital risque.

A l’égard de l’extérieur un sentiment de sécurité économique a longtemps perduré aussi, car l’industrie européenne de l’ouest se développe dans les nouveaux États membres et  profite de la mondialisation, du moins sur certaines filières porteuses de l’époque.  L’Europe est gagnante avec une expansion sur les marchés IS et chinois, inclus en termes d’IDE et de marchés publics mais tout celà dissimule un retard qui s’accumule sur les filières d’avenir : le numérique, l’industrie décarbonée et, toujours cette épargne émiettée et improductive.

 

Quelles en sont ses limites ?

 Aujourd’hui, l’Union européenne est en proie à une double crise identitaire et de compétitivité, qui se manifeste par une tentation de repli et d’abandon des valeurs, mettant à mal les fondements de cette construction économique sociale et politique unique.

Comment en est-on arrivés la ?

 

L’Union Européenne n’a pas vu le monde évoluer : autocentrée sur des modifications des traités interminables et des élargissements qui aujourd’ hui démontrent qu’ils comportaient des failles, elle a ensuite été frappée par la crise de la zone euro (2008) jusqu’au lancement de l’Union bancaire près de 5 ans après, qui s’est faite à partir d’une avalanche de régulations qui corsètent le secteur comparé aux Etats-Unis. Du coté de l’industrie, aussi les réglementations vertueuses interviennent : REACH 2007, OGM etc.

Puis survient le BREXIT qui a nécessité de 2016-2020 beaucoup d’énergie politique.

Une ambition européenne intéressante est le Green deal mais il lui manque cruellement la stratégie industrielle et énergétique qui devraient aller avec.

Alors que la vague des start-up réconcilie les jeunes avec l’Economie , le succès de  l’industrie du luxe, l’attractivité pour les investisseurs étrangers masquent les retards et surtout des problèmes de nature économique et sociale : inflation, problème mal géré des migrants,  sentiment de déclassement des classes moyennes,  vieillissement qui induit le problème des retraites, les agriculteurs qui se sentent non entendus, bref. L’insatisfaction politique monte et prend des visages divers des Gilets Jaunes au vote pour des partis souverainistes.

 

En 2020, le choc de vulnérabilité

Le COVID19 accélère une prise de conscience de la dépendance à l’égard de la Chine : industrielle, commerciale et logistique. Quant à la guerre en Ukraine c’est la fin du gaz russe bon marché, sans solution de substitution à court ou moyen terme. C’est surtout l’électrochoc sur l’illusion de la  « paix perpétuelle » et l’urgence d’un réinvestissement dans la défense. Tandis qu’en parallele, l’Union Européenne se sent en 2eme division pour l’IA face aux US mais aussi à la Chine (DeepSeek). C’est dans ce contexte qu’interviennent en 2024 : Les rapports Draghi et Letta qui évoquent un risque vital sur notre compétitivité, notre capacité d’innovation, notre croissance donc notre modèle économique et de société spécifique.

La Stratégie de Lisbonne est à reprendre dans un contexte d’urgence. Besoin de moyens, nécessite de déréguler avec le risque d’une moindre protection sociale, du consommateur voire des libertés citoyennes, de recul sur les enjeux écologiques.   Recouvrer un niveau de compétitivité suffisant pour l’avenir oblige à  des choix drastiques. Le « en même temps » semble obsolète : nous n’avons plus le temps.

 Or, les instituons de l’UnionEuropéenne et nombre d’États semblent empêtrés dans une incapacité à faire autre chose que de proclamer. Les logiques de compromis certes longues mais vertueuses cèdent le pas à des affrontements politiques voire des blocages et les égoïsmes nationaux qui flambent. Les moyens financiers du budget de l’Union Européenne demeurent ridicules (170 mds par an). Quant à la régulation elle demeure aux mains des Etats dans nombre de domaines essentiels pour la compétitivité.

 

Revenons à la dimension internationale, nécessaire car nous exportons. Les questions sont claires mais l’équation pour les résoudre complexes:  quel degré de dépendance à l’égard des USA est acceptable à court terme puis on peut l’espérer à moyen terme ? Quel degré de fermeté versus de soumission face aux menaces? Quant à la Chine nouvelle superpuissance industrielle qui bloquée aux Us a besoin de notre marche comme débouché et ne s’encombre guère des règles elle non plus. Quoi négocier ? Quels investissements chinois tolérés et sous quelles conditions de réciprocité ?

 

Il y a ensuite, et si je dis ensuite, c’est que nous évoquons ici des questions de nature économique mais c’est pourtant l’essentiel de la maison commune bâtie en Europe: la questions des valeurs à ne pas transiger ni avec les US partis pour une course folle vers l’ultra libéralisme et le transhumanisme, ni avec la Chine qui demeure un régime non démocratique et qui a comme visée l’ asservissement d’autres États, quand à la Russie de Poutine  y a t-il lieu de commenter sinon pour insister sur le fait que céder en Ukraine c’est ouvrir  la porte  à la toute puissance d’un homme, issu du KGB , fréquentant les mafieux, ayant fomente des massacres et ouvertement obsédé par la sainte et toute puissante Russie.

 

Que peut-on faire encore avec des zones géographiques plus compatibles du monde (UK , Canada, Asie du Sud-Est, Amérique Latine, Afrique…) pour des raisons de sécurité (sous toutes ses formes) et d’influence, mais aussi parce que l’Union Européenne restera fortement dépendante du commerce international ?

 

Alors, comment ne  pas risquer d’abandonner notre modèle, si la perte de compétitivité perdure ?

Le rapport Draghi met en lumière la fragmentation économique et réglementaire persistante et le besoin en  investissements requis (5 % du PIB annuel sur 2025-2030, notamment dans les technologies stratégiques et la transition énergétique).Un des enjeux à n’en pas douter est l’équilibre délicat à trouver entre réglementation et compétitivité mais aussi entre financements et libre concurrence

L’exemple du secteur du numérique est à cet égard éclairant : l’Union Européenne a élaboré des réglementations ambitieuses (Digital Markets Act et Digital Services Act puis IA ACt après le RGPD) pour garantir un espace numérique transparent et concurrentiel mais aussi fidèle à nos valeurs démocratiques et la protection des personnes. Ces textes interrogent la capacité des entreprises européennes à rattraper leur retard et innover, lestées par ce cadre exigeant. De même, un plan massif d’investissement dans l’IA et les technologies critiques (200 milliards d’euros au sein d’InvestAI vise à développer des giga-fabriques d’IA pour permettre à l’Europe de rattraper son retard et des investissements dans les infrastructures cloud et les technologies de stockage de données (Plateforme « Technologies stratégiques pour l’Europe » ) sont annoncés mais en pratique d’où viennent ces fonds et comment les mobiliser ?

Enfin il n’est pas possible de ne pas évoqur les enjeux environnementaux du numérique alors que l’empreinte carbone des data centers et l’essor de l’IA générative inquiètent les experts. Comment l’Union Européenne concilie développement technologique et réduction de l’impact écologique du numérique?

Il est aisé de décliner le même type de difficultés à vouloir concilier des objectifs dans une démarche que j’appelle le « en même temps » sur l’énergie, la santé, l’agriculture, etc.

 

L’ heure est aux choix difficiles !